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Shelley, la désertion de la civilisation

« Le poison d’une civilisation malade ne souillerait plus, comme une véritable peste, jusqu’à leur nourriture »

Percy Bysshe Shelley fut animé toute sa vie par une grande flamme de la révolte qui brûlait en lui. Il n’a cessé de cracher sa haine et son dégoût à la face du monde. Celui-ci n’a cessé de nourrir sa colère, la réalité de l’injustice économique démesurée, la servitude complète des hommes obligés d’abandonner leur vie pour le travail, le sentiment d’une humanité qui se perd et se meurt dans des règles et modes de vie fictifs et détestables. Il rejetait de manière si féroce le monde à la fois dans ses œuvres que dans sa vie, ce n’était pas qu’une posture, mais une manière de vivre qui s’inscrit dans un profond sentiment révolutionnaire. Il avait le désir de vivre autrement, cela se ressent justement au sein de ses écrits, sans quoi évidemment on ne comprend d’ailleurs pas grand-chose à celle-ci. Dans ce récit trop peu connu de Shelley nommé Les assassins que nous allons voir, il raconte ainsi une histoire qui reflète aussi ses désirs politiques et existentiels. Rien de mieux que ce texte pour découvrir toute l’étendue de la radicalité du poète romantique, qui peut ne pas être évident au premier regard dans ses autres œuvres avec une sacralisation un peu redondante de concept de liberté, de justice, etc. Il aime la personnaliser et aime décrire et dénoncer le monde dans lequel il vit par le prisme quasi absolu de la liberté et de son opposé la servitude, l’esclavage. Cet amour pour la liberté qu’il déclare au fil des poèmes peut paraître d’un Ancien Monde et parfois assez lourd, mais il se cache derrière cela un profond sentiment de refus total du monde dans lequel il vit et pas simplement une envolée lyrique d’un artiste un peu perché, mais un peu engagé. Peut-être qu’en tant que poète romantique, il ne trouve pas d’autres stratagèmes littéraires que celle de mythifier et de sacraliser la liberté. Tous ces sentiments de colère, de haine, mais aussi de bonheur, de joie à travers l’idée de vivre autrement s’expriment tous régulièrement à travers son concept de liberté. Là où les poètes arrivent à décrire ce qu’ils ressentent et à nous le faire partager, on a l’impression que Shelley n’arrive pas à exprimer de manière plus claire et moins abstraite ces grands sentiments de révolte qui l’animent. L’impression qu’aucun mot ni aucune phrase n’est capable de décrire tout son désir de voir ce monde brûler, de voir toutes ces chaînes se casser. Il y arrive cependant à l’exprimer à travers des écrits fictifs, moins poétiques. Peut-être aussi évitait-il la censure par ce moyen-là (il ne faut pas oublier qu’il fut exclu de son université et de son pays) ou qu’il voyait dans le fétiche de la liberté une jolie forme esthétique et le meilleur moyen de toucher un large public, sensible à son époque depuis quelques décennies à ce mot de liberté. En connaissant ainsi les œuvres principales de Shelley, on se rend compte de l’importance du petit roman inachevé « les Assassins » dans lesquels il développe le sentiment réel et partagé qu’il faut fuir le monde. Ici, il n’y a pas de liberté personnifiée, il y a une communauté de déserteur et le développement d’une autre manière de vivre librement. Les désirs que Shelley cache sous le mot de Liberté trouvent dans cette petite histoire un point d’éclaircissement, on apprend dans ce roman ce qu’il désire comme mouvement libérateur. La clé de la compréhension de la liberté « Shelleysienne ». Même si La révolte de l’Islam nous montre une autre possibilité qui est d’affronter physiquement les maîtres et de se révolter au sein de la cité dorée, qui exprime aussi bien ses désirs. Les deux à ses yeux ne sont précisément pas contradictoires, la cité peut être détruite, combattue tout comme elle peut être désertée. Deux manières de rendre inopérante sa domination. Ce texte nous parle, nous tutoie. À une époque où l’apocalypse est plus que jamais d’actualité, où nous sentons la fin de plus en plus proche de cette culture mortifère, les grandes villes devenues invivables et au bord du gouffre, l’idée de déserter apparaît à beaucoup comme une pratique à la fois désirable et à la fois de survie physique et métaphysique. On sait qu’on nous abîme nos vies, qu’on les gâche à l’intérieur de la gueule du loup, sentiment commun à Shelley et à sa création d’une « secte », cette communauté religieuse dont parle Shelley opposé à la société de Rome et de Jérusalem. À travers la nouvelle Des assassins, Shelley raconte le récit d’une communauté religieuse qui fuit l’entièreté de la civilisation occidentale. Ce récit plonge dans un monde où la civilisation s’effondre, les deux grandes cités qui étaient Rome et Jérusalem sont au plus mal. « Les ruines de Jérusalem gisaient sans défense et sans habitants parmi les sables brûlants ; personne ne visitait sans éprouver une intime et solennelle terreur de ce lieu maudit et solitaire », quant à Rome « alors l’ombre de ce qu’elle avait été jadis. L’éclat de sa grandeur et de son charme s’était éteint. Les deniers et les plus nobles de ses poètes et de ses historiens avaient annoncé avec une profonde douleur l’approche de son esclavage et de sa dégradation ». Dans ce contexte historique apocalyptique, où le grand Empire romain est en train de perdre pied, Shelley nous invite à tourner l’œil sur une « secte » fictive, une communauté religieuse qui fut obligée de fuir pour sa survie à la fois physique et spirituelle. Physique parce qu’ils sont menacés par les empires qui commencent à être agressifs envers eux, et spirituelle parce qu’il le désire : « N’ayant que mépris et horreur des plaisirs et des mœurs de la masse dégénérée de l’espèce humaine, cette humble société d’hommes honnêtes et heureux s’enfuit dans les solitudes du Liban ». Ne désirant qu’aucune institution humaine ne les dirige, conduit cette communauté que décrit Shelley à fuir – d’autant plus que l’empire commençait à les menacer physiquement ne pouvant accepter cette communauté silencieuse et étrange – en prenant le chemin de l’inconnu du Liban. Sur ce chemin de la fuite, ils trouvent une belle région du Liban actuel ou ils se mettent à vivre, d’après l’auteur, tout de suite en harmonie avec la nature, ils se muent au sein de ce milieu afin de devenir indissociables. Shelley fait une description poétique de leur Nouveau Monde et de cet environnement naturel. Là ou des civilisations précédentes n’ont pas réussi à articuler une manière de vivre qui soit possible avec cette nature débordante, ces barbares précédant n’ont pas réussi, car ils étaient déjà inscrits, colonisés au sein du monde romain et celui de la cité. De fait, ils se sont séparés de la nature qui leur apparaît comme un élément étranger, c’était des gens pauvres en capacité d’adaptation qui soit autre, séparés de l’univers et de sa compréhension. Tandis que cette communauté qui a toujours rejeté et été rejetée, a réussie en fuyant l’empire, de manière aisée et spontanée précisément parce qu’ils ne se sont jamais totalement inscrits dans le monde romain et européen. Shelley ne nous explique pas explicitement pourquoi ils ont toujours été en marge même à l’intérieur de la cité, mais on comprend qu’il était impossible pour le pouvoir de tolérer de tels modes d’existence radicalement différent, étranger. Eux qui ont toujours réfuté les institutions humaines essayant de pérenniser une façon de vivre « qui a formé sans pour autant se figer dans une explicitation qui l’ouvre à toutes les manipulations, une forme qui ne surplombe pas l’existence des vivants, humains comme non-humains ».

Dans le second chapitre, nous découvrons la suite de cette histoire quatre siècles plus tard, ce choix n’est pas anodin, Shelley veut montrer par cette distance de temps conséquent la possibilité de construire et faire vivre un autre monde dans la durée pour voir les beautés qu’il amène. Que cela ne se réduit pas à une expérience de quelques mois, quelques années qui prendraient fin d’elle-même. Pendant ce temps, Rome est tombée et la civilisation qui la représente avec. Les assassins, eux avaient perfectionné leur mode de vie de par leurs caractères, leurs pensées et leurs pratiques, ils vivaient dans leur vallée devenue fertile. Le grand Empire romain s’est effondré tandis que cette communauté a su aiguiser ses formes de vies au fil d’expériences, et même la terre est devenue fertile, c’est-à-dire qu’ils ont réussi à développer ce savoir-faire de cultiver, ils sont dans une grande autonomie. Une terre a priori hostile est devenue au fil de l’apprentissage de technique une terre accueillante. Métaphysiquement, ils ont aussi abandonné tous les poisons de la civilisation occidentale, le temps n’existe plus tel que nous le connaissons, car cela est une invention d’homme servile nous dit Shelley. Pour ces assassins, « leur avenir, leur futur se confondait avec leur heureux présent ». Le temps linéaire dont nous sommes assiégés à ici cessait d’être, l’horloge a cessé. Cette communauté raconte Shelley, s’est – au cours des quatre siècles – complètement éloignée du monde civilisé au point de devenir totalement étranger à ce qu’il se passe là-bas, au malheur des empires. Le poète anglais veut insister sur le fait qu’ils ont créé un Nouveau Monde aussi bien physiquement que métaphysiquement, qu’ils ont quitté la civilisation occidentale qui a l’air de provoquer inlassablement le désastre et le malheur des êtres. Il ne veut plus de ce monde et exprime son désir à travers cette histoire romancée. Et il continue, la vie est nettement plus heureuse, aussi bien collectivement que personnellement, plus aucune division au sein de leur âme entre des tendances contraires qui provoquerait des déchirements. Shelley est en train de construire ce qu’on pourrait appeler une utopie, ce qui est sûr c’est qu’il nous dit ce qu’il désire. Il faut voir dans ce roman, le désir de l’auteur clairement explicite de fuir de cette civilisation qui le rend si malheureux lui et tant d’autres dont il est pleinement conscient. Une simple théorie de la désertion nous est partagée. Et ce désir s’exprime de façon totale à travers cette histoire d’une communauté qui fonde un nouveau rapport à soi, aux autres, au temps, à la mort, au monde. Ce n’est pas une révolution simplement politique qui resterait inscrite dans le même schéma culturel, mais c’est la fuite et la construction d’un tout autre univers. Il avait saisi tout ce dont il fallait détruire pour mieux se réinventer, pour mieux construire. Ne faisait plus qu’un avec leur âme, plus de division à l’intérieur de celle-ci nous dit-il, car constamment des buts et des fins en elle comme celle du bonheur partagé. Une âme triste est une âme qui vit dans un monde désolé, vide de désir et vide de but réellement passionnant. Les âmes errent dans la vacuité d’une existence qui n’a plus aucun sens. Retrouver des buts et des fins – par conséquent des moyens – qui soit celui d’un bonheur partagé permet de cesser les divisions internes aux esprits. « Les âmes se rencontrent sur les lèvres des amants ». Il en va d’un rapprochement avec les animaux ainsi que la flore, d’un changement du rapport occidental et chrétien à la mort, celle-ci devenant moins douloureuse avec les corps qui disparaissent ensevelis par les plantes, étant totalement intégrées au monde. Il y a quelque chose de beaucoup plus familier, chaleureux, serein dans cette disparition, non comme l’arrêt brutal de la vie, mais plus comme sa douce continuation. Au bout de quatre siècles, cette communauté religieuse a donc survécu, mieux que ça, elle a réussi à trouver de nouvelles manières de vivre. « Vivre, respirer, se mouvoir, suffisait à procurer une sensation de ravissement indicible. Chaque fois qu’il contemplait de nouveau la condition de son existence, l’heureux enthousiaste éprouvait un redoublement de plaisir, et tous les organes par lesquels l’esprit est en rapport avec les choses extérieures acquéraient une perception plus vive et plus exquise de tout ce qu’elles contiennent de charmant et de divin. » La totale séparation aura permis d’expérimenter des expériences nouvelles, de construire tout un monde corporel et incorporel épanouissant, différent, à un tel point que si un assassin retourne dans la société civilisée, il serait par principe en état de guerre incessante par le danger qu’il représente pour le pouvoir. Il serait vu comme un criminel et enfermé de suite, comme un ennemi redoutable, nous rappelant ainsi que la potentialité que ces deux mondes se retrouvent déclencheraient des guerres certaines. Le séparatisme n’est jamais accepté, d’autant plus quand il réussit. De l’autre côté, le monde civilisé continue son destin « remplie de discorde, de tumulte et de ruine », nous dit Shelley.

À travers l’histoire de cette nouvelle, Shelley développe son sentiment de désir de désertion et nous partage son profond désir impossible de fuir entièrement l’Occident. La vision de l’histoire de Shelley est celle des massacres, des guerres, de la servitude dont Rome et Jérusalem sont deux des symboles d’origines. À l’inverse, les événements libres sont ceux marqués par un au-delà de cette civilisation qui passe par l’affrontement ou la désertion. La liberté qu’on retrouve partout dans La révolte de l’Islam comme opposition à la cité dorée est dans cette nouvelle expliquée aussi comme une pratique de désertion. La liberté pour Shelley comme combat contre la cité dorée et d’un autre côté comme une fuite hors du monde pour pouvoir développer une autre manière de vivre qui puisse contrôler les influences nauséabondes du monde des empires européens. Ce petit récit est à bon entendeur, à qui sait être capable de sentir l’actualité de celui-ci. Évidemment, dans cette nouvelle, les traits sont exagérés, cependant sous son masque du roman se cache un enseignement mystérieux d’une vision d’un nouveau bonheur possible. Il prend la forme de la fiction pour raconter une histoire dont on sait qu’il en rêve la réalisation, celle-ci permet d’éviter le scandale et le danger du pamphlet injurieux contre tout empire et pouvoir de son époque. Là nous voyageons dans le passé de l’histoire occidentale avec comme référence deux symboles : Rome et Jérusalem, l’empire profane et religieux. Deux symboles dont il ne cesse à travers eux de montrer le mal provoqué par leur tyrannie ininterrompue.

Au fond pour un poète romantique, il n’est pas étonnant de combattre son époque et de passer pour un révolutionnaire, ce qui l’est, c’est de rejeter l’entièreté de la culture occidentale. Il ne se sauve pas dans un hypothétique moyen-âge, ou dans une antiquité démocratique, il préfère développer une fiction à partir de sentiments réels et d’une négation constante qu’il éprouvera toute sa vie durant. Il rejette la civilisation et tout ce que cela implique en conséquence de création. Il sait que son bonheur passera par une autre façon de vivre qui s’est toujours éloignée de toute forme de pouvoir, qui est apparue subrepticement dans les mailles du filet civilisationnel qui dure depuis plus de deux mille ans.

« L’homme à l’âme vertueuse ne commande, ni n’obéit. Le pouvoir, comme une peste désolante souille tout ce qu’il touche ; et l’obéissance, fléau de tout génie, toute vertu, toute liberté, des hommes fait des esclaves, et de l’organisme humain un automate, une machine. »

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