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Passion, liberté

La liberté s’articule autour de deux sentiments ou affects : le désir et la passion. Pour Levi, c’est sur ce seuil fragile d’une nouvelle inscription au monde d’avec l’universel indifférencié que se joue la passion. Absorbé dans un monde où les passions n’existent que trop peu, c’est précisément cela qu’il s’agit d’attraper à nouveau. La liberté, c’est un affect à ressaisir, un sentiment. « La passion est le lieu du contact de l’individu avec l’universel indifférencié, elle est le sommeil fécond et immortel, l’éternel retour à un indistinct antérieur[1] », chez Cesarano, nous retrouvons la même idée : le sujet réel animé par la force du désir, de la passion, peut transpercer tout objet, et c’est à travers les objets que le sujet médiatise son désir, et donc c’est seulement à travers la conquête de l’objet qu’il lui permette de l’abolir en tant qu’objectivité. La passion qui est le lieu de contact de l’individu avec le monde est ce qui permet au désir perdu dans l’immensité d’objets fictifs qui s’offrent à lui de comprendre quel est son objet réel. L’objet réel est le monde produit, la production du monde a toujours été la production de la séparation sujet-objet, c’est à travers le désir de transpercer cet objet réel que l’individu se libère en abolissant le rapport d’objectivité, en abolissant le monde comme objet séparé. Le monde qui s’est construit sur cette articulation est combattu par le désir et surtout la passion qui exprime le besoin d’un retrouver un rapport au monde qui soit autre qu’objectale. La passion dans ce processus de vouloir rentrer en contact avec le monde comme dépassement du rapport-objet tend aussi à abolir la subjectivité comme productrice du « monde », abolition de l’objet encerclant qu’est le monde en abolissant d’un même coup le sujet individuel.

La passion est l’acte de la liberté nécessaire. « Et le problème est d’être soi-même, d’être libre, dans ce retour nécessaire[2] ». La liberté est acte de passion. La passion, c’est d’avoir le courage de se libérer de nos rapports religieux, c’est de vouloir combattre constamment ce péché originel (et toujours continu) de la séparation ; c’est avoir le courage de se rapporter aux choses et aux autres d’une nouvelle manière dans un rapport nouveau qui ne soit pas celui de la peur ; c’est le geste d’un Éternel retour qui n’a peut-être jamais totalement existé. La liberté s’est retrouvé un attachement à la vie, un rapport au monde qui ne soit pas celui de la crainte ou la divinisation, s’est retrouvé un langage poétique qui exprime chaque geste et pensée de nos vies, « que la passion de vie impose de charger le rapport avec les autres d’une tension qualitative maximale[3] ». Être libre selon Levi, c’est être libre selon Cesarano, c’est la « réalisation du rapport équilibré et cohérent entre l’espèce et le monde — Gattungswesen[4]— […] que chacun sache, pour soi, s’enflammer dans la passion unitaire de la création, de l’amour et de la participation[5] ». Levi, a essayé de trouver le point central du désastre de la culture européenne, qu’il a essayé de résumer dans ce poème philosophique aussi énigmatique que magnifique, écrit au bord du Vieil Océan. À partir de ce point central, il pense la liberté comme tentative de résoudre ce nœud, cause de tant d’horreurs. Ce point central est la chute hors du monde, l’exclusion hors de la vie, c’est le péché de la séparation continuellement vécu, mais continuellement combattu par des temps de liberté. La perte de liberté « c’est un égarement, une errance dans un labyrinthe, une non-reconnaissance de soi-même, un renoncement au monde et à la vie, une offrande continue de soi, une volonté de mort qui sauvent à la fois l’idole et son fidèle[6] ». Nous comprenons donc bien l’importance de la passion et de son point de contact avec l’indifférencié, elle est le processus qui rend libre par non-renoncement au monde dans un processus de participation.

Il conçoit dès lors la liberté comme un saut hors de la civilisation, comme un combat malgré tout contre elle, il faut sortir de ces pièges religieux qu’elle nous tend à chaque fois comme ces derniers cris. Qui marque son fonctionnement interne. Les processus internes à la culture européenne avec une sacralisation et divinisation successifs d’éléments de plus en plus étrangers et dangereux à chacun. Pour Levi, les hommes et leur peur à peu près fondamentale entraînent des processus de divinisation dans un peu près chaque domaine de nos vies, nous avons commencé par le monde, suivi par la Société et l’État comme deux processus transcendantaux incompréhensibles jusqu’aujourd’hui avec une divinisation pour lui de nos propres affects. Le problème, nous l’avons vu est que tout Dieu suppose sacrifice pour exister en tant que Dieu opérant. La liberté s’affirme alors contre le processus de religiosité qui a cours dans la civilisation occidentale depuis toujours. La liberté est ce contre quoi la civilisation s’est construite et continue à dominer. Pour Levi, elle consiste dans ces moments de vie réelle où s’effondre dans le cœur de l’homme ce qui l’attache à sa pensée civilisationnelle, ces moments de poésie réelle, elle rime avec la création d’une nouvelle langue, d’une nouvelle poésie, car elle rime avant tout avec une nouvelle participation et relation au monde. Au fond, cet autour de cela que s’articulent les éléments de réponse à la question : qu’est-ce que la liberté chez Levi ? Elle doit être capable de réinventer un nouveau rapport à la langue en créant ainsi des nouvelles, ce qui implique une transformation radicale à la fois existentielle, culturelle, politique, civilisationnelle. Existentielle par la transformation de la relation à moi-même ainsi qu’aux autres, politique parce que le langage ne doit plus être imposé par un ordre historique, et enfin civilisationnel, car de nouveaux langages impliquent un nouveau rapport au monde. Deleuze et Guattari ont perçu du langage son caractère autoritaire « le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie ; la vie ne parle pas, elle écoute et attend. Dans tout mot d’ordre, même d’un père à son fils, il y a une petite sentence de mort[7] ». Le langage donne des ordres à la vie simplement parce qu’il nous façonne bien plus que nous le façonnons, la langue française, parlée depuis à peine cent ans par l’ensemble des Français, exprime plutôt la victoire de l’État-nation qui a su imposer une langue unique à l’ensemble d’un territoire, que la liberté des individus. Le langage n’est jamais qu’un moyen, il est un milieu dans lequel nous grandissons, ce ne sont pas les Français qui utilisent la langue française pour exprimer leur liberté, c’est la langue française qui utilise les Français pour maintenir la domination d’un tas de fétiches, d’idoles. Cette pensée de Deleuze et Guattari est celle que partage Levi en insistant ainsi sur la complicité fusionnelle entre la liberté et la création de nouvelles langues, de nouvelles poésies. Un langage qui soit des ordres à la vie constitue pour Levi le langage dans sa fonction symbolique, celui qui veut faire croire que chaque mot correspond à une seule chose bien précise. C’est le moment où le langage est imprégné par un processus hégémonique que Levi appelle « religiosité », que celui-ci soit les religions monothéistes, l’État ou encore le capital. Ces moments de religiosité « où l’horreur menaçante d’un sacré trop présent contraint les hommes à se retrancher derrière les dieux, s’infiltre jusque dans la moindre expression, imprègne le langage et le façonne à sa mesure ». Les processus de religiosité façonnent le langage à sa mesure, ce que Cesarano a saisi aussi de son côté en nommant le capital comme la langue qui prononce l’état de choses. Le langage est l’investissement par des forces hégémoniques qu’il le façonne à sa manière en ayant conquis l’intériorité des hommes qui l’utilise. Il y a donc deux langages, deux expressions qui s’opposent : l’expression religieuse et son opposé l’expression poétique. 

En ce sens, la question de la liberté n’a pas de sens si elle ne s’articule pas autour de la question du langage. Le langage est l’effectuation matérielle et continuelle d’un processus angoissant « naturel » à l’homme. Une libération du langage est du domaine de la révolution. Le signifiant, le langage fait qu’il y a être-au-monde. Il s’agit de retrouver la parole, de ne plus être enfermé dans le silence assourdissant d’un langage étranger. « La liberté ne serait possible pour l’homme parlant que s’il pouvait mettre le langage au clair, et, tout en en saisissant l’origine, s’il pouvait trouver une parole qui soit vraiment et entièrement sienne, c’est-à-dire humaine. Une parole qui serait sa voix, comme le chant est la voix des oiseaux, la stridulation la voix de la cigale, le braiment la voix de l’âne[8] ». Retrouver à travers la parole notre propre voix, briser la relation d’outil que nous avons au langage. Briser le mystère constitutif du langage humain, de l’homme parlant implique de penser une liberté qui soit celle développer par Levi, c’est-à-dire une liberté qui se bat face aux mécanismes de la culture européenne ; qui se bâtit en opposition radicale à travers une participation au monde et à la vie. La culture européenne a pour essence une volonté totalitaire, hégémonique qui aboutît aux drames du siècle dernier, et au drame actuel de la possibilité de disparition de vie humaine. Cette volonté totalitaire, c’est ce que Levi a essayé de comprendre sous le prisme de la séparation et du mécanisme sentimental religieux. Et qu’on retrouve dans le langage. Des constructions de sens autoritaire et unitaire n’ont cessé de rendre difficiles les rapports humains.

Une nouvelle d’Elio Vittorini intitulé « Les servitudes de l’homme[9]» permet de saisir avec une clarté littéraire ce que Levi ressent. Cette histoire débute le 25 juillet 1943 en Italie après le coup d’État du général Badoglio. Hommes et femmes antifascistes se retrouvent dans la rue pour célébrer l’arrêt du régime. Les hommes et femmes pensaient s’être libérés de tous les maux qui les hantaient. Pourtant, le soir d’après, ces hommes et femmes italiens se voient arrêter par les carabiniers qui viennent les chercher dans leurs maisons, l’incompréhension est alors présente dans l’esprit de certains, ils ne comprennent pas la cause de leur arrestation, et ne savent pas avec qui ils se retrouvent dans le fourgon de la police. Ils pensent alors qu’il y a eu une erreur, qu’ils ont malencontreusement était pris pour des fascistes, ainsi, ils décident de se présenter aux autres. Le dialogue entre les personnages enfermés s’articule autour de la notion de « bizarre », certains pensent que c’est bizarre ce qui leur arrive, d’autres non. Et d’un personnage jeune en particulier du nom de Bristol qui ne cesse d’être médusé par le fait que personne ne trouve leur arrestation bizarre. Le premier homme à parler explique sa vie comme vendeur de radios, toute son existence il fut enfermé, ainsi pour lui, la chute du fascisme n’implique pas forcément la chute de l’enfermement. S’ensuit le même discours chez le second qui considère sa vie entière comme un vaste champ d’enfermement, fascisme ou non. Même histoire pour le troisième qui se dit antifasciste d’avant même le fascisme, lui qui fut enfant dans une mine, ensuite prisonnier de guerre, enfin esclave dans une fonderie. Apparaît en dernier le personnage du « Vieux de la Montagne » assis sur « une montagne de cendres » qui « la porte dans une valise », il se dit enfermé par un autre fascisme, depuis l’année mille sept cent quatre-vingt-quinze. Les autres ont logiquement du mal à comprendre, et lui implorent de cesser de développer ses idées et de lui montrer ces gens d’un autre fascisme, effrayés par l’idée qu’il sous-tend. « Dites-moi, disait-il, d’où voulez-vous qu’ils lèvent la tête et parlent ? Du fond de l’esclavage d’Égypte ? Ou depuis la poussière de Manhattan ? Depuis les vertes moisissures d’Irlande ? ». Cette « montagne de cendres » gardées dans sa valise, c’est la montagne des morts de la servitude qui n’est bien entendu pas naît avec le fascisme. Ce regard détaché de son simple présent que le « Vieux de la montagne » a et que Vittorini expose afin de montrer que le temps de la servitude n’est toujours pas fini, même après la chute du fascisme constitue une idée et une pratique radicale de la liberté que Levi partage. La « montagne de cendres» c’est précisément ce que Levi ne cesse d’avoir en tête.  


[1] Peur de la liberté, éditions La Tempête, 2020, p.55

[2] Ibid, p.55

[3] Manuel de survie, éditions La Tempête, 2019, p.152

[4] Apocalypse et révolution, éditions La Tempête, 2020, p.72

[5] Manuel de survie, éditions La Tempête, 2019,  p.196

[6] Peur de la liberté, éditions La Tempête, 2020, p.75

[7] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, les éditions de Minuit, 1980, p.96

[8] Giorgio Agamben

[9] Les hommes et la poussière, éditions Nous, 2018.

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