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Démocratie Holocauste

« Donner aux gouvernants le goût de gouverner, tel est le problème politique majeur posé à la démocratie moderne. »
Edward Bernays, Propaganda

« Ce qui menace gravement notre démocratie, ce n’est pas l’existence d’États totalitaires étrangers. C’est l’existence, dans nos attitudes personnelles et dans nos institutions, de conditions semblables à celles qui ont donné une victoire à l’autorité extérieure, à la discipline, à l’uniformité, à la soumission au Chef (The Leader). »
Dewey, Liberalism and Social Action

La crise permanente de la démocratie est le symptôme de son despotisme paranoïaque. Il n’y a pas de crise de la forme démocratique. Les défenseurs de cette idée de crise tentent d’occulter le réel, ce qui se cache dernière ce rivage est tout bonnement les diverses tentatives de dislocation de la forme démocratique s’amplifiant d’année en année. La menace fasciste n’est pas une menace, elle est le moyen dont le dispositif démocratique tient. Quand le fascisme prend les rênes du pouvoir, il accomplit pleinement et simplement le despotisme autoritaire de la démocratie. De la Grèce antique à la démocratie libérale américaine, c’est toujours la même histoire. La forme démocratique est l’organisation efficace d’une collectivité de prédateurs. « Toute l’histoire de la démocratie est peut-être celle d’un régime de brigandage, d’une forme de piraterie ; et cela, depuis le début jusqu’à nos jours. […] Avec le recul, la démocratie athénienne ressemblerait plutôt à une élite autorecrutée de citoyens vivant comme des seigneurs et disposant de l’intégralité du pouvoir politique. Mais une élite nombreuse et pas d’un niveau de richesse homogène, tout est là. » (Jean Paul Curnier, La Piraterie dans l’âme) La communauté démocratique grecque ressemble étrangement à une communauté biocratique.

Tout ce qui compte sous le règne de la démocratie est la bonne santé de l’oikeô. Le caractère opérationnel de la démocratie s’organise sous le prisme d’une triade : Pillage-Destruction-Civilisation, l’Occident dans toute sa splendeur. La démocratie trouve son siège dans la polis. L’histoire antique nous remémore la fondation de la polis, l’acte du meurtre comme fondement de ce siège et ainsi prolongé par sa célébration, effaçant de toutes mémoires et des corps de la stasis. « La démocratie repose sur une neutralisation d’antagonismes relativement faibles et libres ; elle exclut toute condensation explosive. […] La seule société pleine de vie et de force. La seule société libre est la société bi ou polycéphale qui donne aux antagonismes fondamentaux de la vie une issue explosive constante, mais limitée aux formes les plus riches. La dualité ou la multiplicité des têtes tend à réaliser dans un même mouvement le caractère acéphale de l’existence, car le principe même de la tête est réduction à l’uni », réduction du monde à Dieu. » (Georges Bataille, Proposition, dans Acéphale n° 3). La démocratie grâce à sa polis élabore un gigantesque plan de déconsitance, une sorte de no man’s land de la dépolitisation, lui permettant de défaire toute stasis, et de neutraliser tout événement de conflictualité pour maintenir la stabilité de l’ordre démocratique.

Face à la stasis, la rhétorique occidentale est toujours la même par l’invocation de la démocratie. Occupy Walt Street et Nuit debout sonnaient pour certains comme le grand retour de la bonne vieille agora, le retour aux Grecs, le grand débat pour plus de démocratie, pacifier les âmes donc. Le devoir de la gauche est de tenir les âmes aventureuses, elle nous ressert sans cesse les hypothétiques possibilités d’une autre démocratie, plus juste, plus démocratique. Jacques Rancière appelle de ses voix à une démocratie du sens divin par le tirage au sort pour sortir de la démocratie représentative. Les vieux trotskystes rêvent accomplir la tâche de révolutionner la démocratie. Negri et ses féaux voient dans les mouvements contemporains un désir de démocratie réelle ou directe, pour entrevoir le retour du pouvoir constituant et pourquoi pas gouverner la révolution. Quand les derniers soulèvements ont montré leur caractère antipolitique, leur capacité de faire de la politique sans polis. Mener une stasis même d’une courte durée démontre la tonalité du refus d’être gouverné.

Si, la démocratie est toujours un moyen de gouverner, elle se doit d’éliminer tout risque potentiel de stasis. Les adeptes de la démocratie l’ont bien compris : la meilleure défense, c’est l’attaque. Pour éviter de gaspiller trop de sang, il faut opérer subtilement la chair, recourir ainsi à la biopolitique, l’art de conduire des conduites d’une population, produire une seule forme de vie liée à la polis, c’est-à-dire produire le citoyen. Notre époque est le champ d’expérimentation d’une nouvelle forme de citoyen. Un nouveau voile est déposé sur le visage du citoyen pour devenir un biocitoyen. Manger bio, baiser bio, lire bio, soigner bio, mourir bio, voilà le nouvel éthos qui dessine la forme du biocitoyen. « La nouveauté de la biopolitique lippmannienne n’est donc pas du côté de cette régulation des risques par le droit. Elle est plutôt dans le thème de la réforme de l’espèce humaine elle-même, qui indique les limites du champ d’action de la common law. » (Barbara Stiegler, Il faut s’adapter) Les néolibéraux n’ont fait qu’accentuer cette logique durant ces dernières décennies. Créer de nouveaux marchés implique intrinsèquement de créer de nouveaux plans de réalités. Les GAFAM se chargent de planifier cette idée, de proposer un autre univers. Une nouvelle société s’annonce, pour notre plus grand malheur. « La société est depuis toujours la forme pseudonaturelle où se réalise la communauté fictive. » (Giorgio Cesarano, Manuel de survie)

Cette nouvelle société ne peut s’accomplir que par un processus de restructuration de la fragile forme de vie du citoyen. Elles imposent de programmer ses désirs, ses habitudes, ses conduites. Le premier confinement a été une réussite de coercition. Tout un environnement a été préparé à cela, permettant de nous accompagner tranquillement vers ce changement de paradigme. Une « domestication cozy » (Venkatesh Rao) a été planifiée depuis plus d’une vingtaine d’années par la vision des techno-industriels, le Covid n’a été qu’un coup d’accélération de ce projet. Le cinéma vient à toi, la bouffe vient à toi, le sexe vient à toi, et toi tu ne vas nulle part. Pendant le confinement, un jeu vidéo a vu ses ventes exploser. Animal crossing est son nom. Un simple jeu sans but réellement défini. Où le joueur croule sous les tâches à accomplir en collectant des ressources dans un univers clos. Le joueur répète chaque jour la même routine en traversant les mêmes lieux et effectuer les mêmes tâches. Le cœur du jeu est donc de rester chez soi, de modifier les éléments de son autopoiesis. Animal crossing n’est pas un moyen d’échapper au confinement, mais d’habiter pleinement et confortablement ce vide. Une forme de vie confortable pour la soi-disant génération dépressive des milleniums. Le cool n’est plus Steve Job, le cool est Elon Musk. La domesticité cozy répond à la violence de l’économie, le seul endroit où l’on a encore un peu de prise est chez soi, ou plutôt dans son écosystème virtuel. La domesticité cozy est le nouveau habile de la fragilité promulguée par la métropole.

Le citoyen adapté à son environnement, il ne reste plus qu’à le piloter, établir des conduites. « À l’ère de la démocratie triomphante et de la consommation de masse, l’art de la persuasion ne se résume plus à celui de convaincre, mais cible en priorité les conduites des individus, c’est-à-dire leur disposition d’esprit aussi bien que leur manière d’être ou d’agir » (David Colon, Les maîtres de la manipulation). Le pouvoir démocratique contemporain se constitue comme un pouvoir environnemental permettant une nouvelle étendue de son emprise. Influer sur les esprits devient le grand terrain de jeu des sciences du comportement, des neurosciences. Aux déplacements des corps, l’urbaniste s’en charge. Avec l’aide des ingénieurs, l’urbaniste déploie l’infrastructure de la métropole comme absolu permettant d’établir la démocratisation de sa dépendance.

Cette dépendance, nous l’avons consentie par le simple fait d’accepter ce jeu. La démocratie libérale se gargarise de balayer toute critique, toute tentative d’extranéité, par l’intermédiaire de notre soi-disant incapacité à se passer de son infrastructure. Notre dépendance n’est pas réductible à des conditions matérielles, mais dépend d’un autre plan, celui de nos conditions existentielles. L’agencement de ces différents plans produit le consentement de masse qui s’expérimente dans toute démocratie contemporaine. Il faut alors percevoir dans ce massif consentement au plus profond de notre esprit un syndrome de Stockholm paralysant notre âme. Ce syndrome a été généralisé à toute la population. L’exemple de la France est parfait, pays du nucléaire et fier de l’être. La mise en la place du nucléaire n’a été qu’une immense prise d’otage de toute une population, sans compter les risques de catastrophe non réductible aux fameuses frontières d’un pays. Le gouvernement a écrit sa petite histoire positive du nucléaire comme inévitable et porteur de souveraineté et grandeur. Cet énoncé discursif n’a eu pour objet et conséquence d’étendre ce syndrome de Stockholm aux plus nombreux. « On ne croit pas à l’éventualité d’une fin ; on ne voit d’ailleurs pas de fin de la notion de progrès nous a rendus aveugles à l’apocalypse. » (Günter Anders, L’Obsolescence de l’homme) Le nucléaire et son monde sont capables d’en finir avec l’histoire, c’est-à-dire en finir avec l’humanité. Néanmoins, nous ne sommes pas prêts à renoncer au monde ni à disparaître sans combattre.

Nous connaissons tous les noms de nos bourreaux, il est toujours temps de s’en débarrasser.

Ezra Riquelme

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